En mars 1922, le grand artiste et héros de guerre breton, Jean-Julien Lemordant, assiste à son apothéose, au palais du Trocadéro. Acclamé, le « peintre aveugle » ne dit rien de son troublant secret…
Dimanche 12 mars 1922, Paris. Sous le regard des passants intrigués, un interminable ballet d’automobiles anime les abords du palais du Trocadéro. À l’intérieur, les gradins sont déjà bondés. Les loges et les tribunes pleines à craquer. Combien sont-ils ? 4 500. Peut-être plus.
La gigantesque salle néobyzantine bourdonne d’officiers et d’officiels, scintillants de médailles et de montres en argent, au milieu de la multitude endimanchée. Il y a là le ministre des Travaux publics, Yves Le Trocquer, les académiciens Maurice Barrès et Jean Richepin, la duchesse de Rohan, l’ancien président de la République Paul Deschanel…
Il est 15 h. Soutenu par un ami, Jean-Julien Lemordant vient d’apparaître sur la scène et clopine jusqu’à une chaise longue. « Vive Lemordant ! » « Vive la Bretagne ! » « Vive la France ! ». Le « peintre aveugle » aux lunettes noires, l’héroïque combattant, huit fois percé au champ d’honneur, est là !
« La Bretagne est ici, venue de partout »
Dans la « cathédrale républicaine » du Trocadéro, l’artiste de 44 ans savoure sa béatification laïque. Bienheureux le peintre martyr qui, sacrifice suprême, a perdu la vue par amour pour son pays. « Vive Lemordant ! »
Gaston Duveau prend la parole.« Lemordant, c’est devant la Bretagne que je parle. Elle est ici représentée par les hautes personnalités qui nous entourent, représentée aussi par ces associations accourues avec tant d’empressement à notre appel et dont l’affectueuse solidarité – qui vient de s’exprimer sur la tombe du Soldat inconnu – s’affirme aujourd’hui devant vous. Elle est ici. Venue partout. »
Le président des Enfants d’Ille-et-Vilaine enchaîne avec un portrait l’artiste dont il souligne la justesse du crayon et la vigueur des coups de pinceaux. Il raconte, tour à tour, la fabuleuse histoire du petit orphelin de Saint-Malo sans le sou du pensionnaire de l’École des Beaux-Arts de Rennes puis de Paris, du jeune appelé plein de fougue, du génial décorateur, du militant de la cause bretonne, de l’artiste humaniste qui a peint « l’âpre et sublime nature de Bretagne, les gens et les choses de la mer ».
Embrassades, accolades, sérénades
Artiste doué d’un immense talent, considéré, à l’époque, comme « le plus grand peintre de la Bretagne », Lemordant a produit une œuvre à la fois poétique et flamboyante dont l’un des plus fameux exemples est le plafond du théâtre de Rennes. Sa chapelle Sixtine ! « Il a peint des œuvres extraordinaires, souligne André Cariou, ancien directeur du musée des Beaux-Arts de Quimper, auteur, en 2006, d’un important ouvrage sur Jean-Julien Lemordant. Ses couleurs très vives se détachaient de l’art académique. Il est devenu très célèbre en 1908-1908 avec le grand décor de l’Hôtel de l’Épée de Quimper (1). »
Suivent les mots et le baiser de l’écrivain breton Charles Le Goffic, l’accolade du représentant de l’École des Beaux-Arts et le panégyrique de monsieur Guérault, président honoraire des Enfants d’Ille-et-Vilaine.
Et re- « Bravo ! » re- « Vive Lemordant ! » Voyez ces jolies Bretonne en costumes du pays qui le couvrent de fleurs ! Quel triomphe ! La salle chavire puis se tait tout net.
Lemordant, « bête de scène »
Lemordant va parler. Face à la foule, le héraut bleu horizon des « gueules cassées » ne tremble pas. Il a l’habitude des conférences sa parole est sûre. Son ton, bien réglé. Ses gestes calculés. Et, sans surprise, c’est sur un vibrant hommage à sa chère et lumineuse Bretagne qu’il commence son discours.
Puis, vient l’émouvant récit de « l’odyssée du 10e corps ». Au fil des conférences, l’histoire s’est un peu enrichie de nouvelles blessures et d’épisodes inédits, mais son fond est tout ce qu’il y a de plus vrai.
Oui, Lemordant est un authentique héros de guerre. Oui, son engagement et son courage sont exemplaires. Oui, il a énormément souffert dans sa chair… « Il avait notamment reçu une balle au-dessus d’un œil qui avait pulvérisé toute la boîte crânienne à cet endroit-là, explique André Cariou. Il y a eu des versions extraordinaires de cette affaire. On a dit que ses yeux étaient sortis des orbites, quasiment tombés par terre, et qu’il les aurait remis en place lui-même. »
Témoin de son apothéose !
Les spectateurs du Trocadéro qui, en ce moment même, boivent les paroles du conférencier ne se doutent pas une seconde que le « peintre aveugle »… les voit ! « En fait, il n’a pratiquement jamais perdu la vue, reprend André Cariou. Il y a eu des moments, entre les opérations, où il voyait moins bien. Mais c’est tout. »
Pourtant habitué aux huiles de Paname et aux ors de la République, Henry Coutant, le journaliste parisien de L’Ouest-Eclair (l’ancêtre de Ouest-France), n’en revient pas. « Un homme vient d’assister vivant à son apothéose », écrit-il, tout chose.
Mais il y a autre chose que le public ignora. Puisque l’artiste voit en cachette, rien ne lui interdit d’enrichir son catalogue. Le tout étant de faire passer ces œuvres nouvelles pour des compositions d’avant-Grande-Guerre. « Il va commettre des erreurs invraisemblables, reprend André Cariou, amusé. Sur certains de ses dessins de guerre, par exemple, les soldats de 1914 portent des uniformes qui ne sont apparus que plus tard. »
Lemordant ou la rage de vivre
« Lemordant a dû se débrouiller tout seul très tôt, conclut André Cariou. Il avait le sens de la survie dans l’adversité. Adolescent, c’était déjà un sacré débrouillard. »
C’est cette formidable volonté qui a permis à l’orphelin de Saint-Malo de devenir le riche et influent artiste parisien, un rien mythomane, ami des plus grands. C’est elle aussi qui lui a donné la force de survivre à la guerre et aux blessures civiles (Lemordant a été renversé par une voiture dans les années 1930) pour ne mourir que le 11 juin 1968, à l’âge de 89 ans.
(1) Décor acquis par la Ville des Quimper et reconstitué au musée des Beaux-Arts.
Publié le 26 mars 2022 par Olivier RENAULT – Ouest-France ©